jeudi 5 janvier 2012

Séville et l'Amérique

Regards croisés, regards déviés. Europeocentrismo. C'est le terme diplomatique qu'on a coutume d'utiliser pour dire le mépris, le rejet, la négation de l'Amérique indigène et africaine par les Européens, les blancs, les colons. A Séville, je n'ai fait que le vérifier. La Tour de l'Or n'est qu'une illustration, un témoignage architectural de ce que furent les relations entre les colonies et la métropole espagnole pendant des siècles. Elle qui a reçu les fruits du pillage systématique des richesses par les conquistadors, exploitation organisée et planifiée des ressources et des hommes, esclavage. Potosi, mines d'argent, 8 millions de morts dans la bataille, quand même. Tout cela pour remplir les caisses, jusqu'à les faire vomir, des banques des Flandres. Tout cela pour orner, faire briller, les églises, les cathérales, la moindre chapelle posée sur le territoire espagnol.



Même chose sur le continent américain. Je me souviendrai toujours de la réaction d'une viejita bolivienne, indienne, la première fois qu'elle s'est assise sur les bancs de l'église baroque de Copacabana, au bord du Lac Titicaca. "Tous ces morts, pour faire ça..." "ça", c'était l'autel plaqué d'argent, le retable couvert d'or, métaux que ses propres ancêtres s'étaient acharnés, souvent jusqu'à la mort, à arracher du ventre de la terre nourricière. Viol.

L'Espagne, loin d'en avoir honte, expose encore aujourd'hui tous ces trésors dans ses édifices religieux. Même si pour cela elle persiste à fermer les yeux sur l'esclavage et le commerce triangulaire. Parce que quand les indiens étaient tous décimés par la folle cupidité, les africains avaient pris le relais. A chaque problème, une solution. Je suis allée visiter le bâtiment de l'Archivo de Indias, là où sont justement (encore) conservés tous les documents relatifs à ce fameux commerce entre l'Espagne et ses colonies. Le discours est éloquent. Ce n'est pas faux, ces documents retracent en grande partie l'histoire de cette époque et d'une partie du monde. Mais ne garder que ce point de vue, que cette lecture "documentaire", c'est nier tout une autre version des choses et de l'Histoire. Car à Séville, la colonisation espagnole devient "présence de l'Espagne sur les territoires américains". Simple présence. Développement du commerce et des colonies, apparemment que des bénéfices pour les pauvres indigènes (qui pourtant n'avaient rien demandé à personne). L'Espagne posée en civilisatrice, en missionnaire du développement du Monde. Des massacres, des abus, de l'injustice, de l'occupation, de la guerre, du racisme, rien n'est dit. D'ailleurs, les statuettes totalement désuètes et stéréotypées représentant des soi-disant indigènes sont les seuls témoins de la supposée culture des colonisés. Des grandes civilisations écrasées et décimées, des temples pillés, des conversions forcées, pas un mot. Juste la glorification de l'Espagne. Cela fait franchement froid dans le dos, et en descendant le grand escalier de bois de l'Archivo de Indias, j'avoue qu'une subite envie de vomir m'a prise, en repensant à ma viejita bolivienne dans son église de Copacabana. Comme le disait Nathan Wachtel, il y a la vision des vainqueurs et celle des vaincus. A Séville, la première écrabouille complètement la deuxième. Vieux monde figé à une époque pourtant tellement révolue. Depuis, Evo Morales est au pouvoir les mecs, réveillez-vous, vous n'êtes plus maîtres de rien.

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